Dans les munitions conceptuelles que l’armada américaine avait apportées dans sa guerre en Irak, en 2003, c’était de l’appréhender non pas en tant que nation, mais en un ensemble d’entités ethniques ou confessionnelles. Il y aurait les chiites localisés au sud, les sunnites dans ce qui était, sous le mandat britannique, la wilayet de Bagdad, et puis les Kurdes au nord. Le concepteur de cette lubie n’était autre que l’Américain d’origine libanaise, Fouad Ajami (décédé le 22 juin dernier) qui, dans le numéro d’automne de Foreign affairs de 2002, avait décliné ce que devrait être la politique américaine, dans le monde arabe. Elle se résume en quelques recettes qui faisaient le bonheur des néoconservateurs et des va-t-en-guerre : miser sur les minorités. Les Kurdes en Irak et en Syrie, les chiites en Arabie, les Coptes en Égypte, et les Berbères au Maghreb (sic). Le deuxième trait de sa conjecture est d’imposer la démocratie et les valeurs de libéralisme au monde arabe, par la force, en commençant par l’Irak, comme ce que Mac Arthur avait fait au Japon. La démocratie ne peut être home-grown dans le monde arabe. Elle en est culturellement hermétique, assénait-il.
Ce paradigme, qui servira longtemps d’unité de mesure aux responsables de Foggy Bottom, n’était pas la trouvaille d’un illuminé, mais d’un grand expert du monde arabe. Il était lui-même arabe, chiite de confession, au fait des clivages communautaristes au Liban, nassérien dans sa fleur de l’âge, avant de devenir un de ses grands contempteurs. Il avait ses entrées dans tous les cénacles de l’inner circle au Beltway, c’est-à-dire les centres névralgiques de prise de décision à Washington. Sur les chaînes de télé, y compris Fox News, il était sollicité comme l’oracle. Depuis le coup de l’EIIL et sa prise de Mossoul, force est de reconnaître que le communautarisme vanté par l’Amérique est un échec et le « Mission Accomplished », écrit sur le pont d’un porte-avions, amarré au large du Golfe Persique au lendemain de la guerre, devrait plutôt être réécrit « Mission Screwed up ». Mais, comme disait une vieille chanson française, « Parlez-moi de moi ! Y a que ça qui m’intéresse ». C’est de mon pays que je me préoccupe. Le communautarisme avait fini par être en honneur chez nous et l’exemple n’est autre que l’actuelle Constitution qui a décortiqué la « marocanité » en plusieurs composantes, à la grande satisfaction des responsables américains. On se rappellera la déclaration faite par l’ex-secrétaire d’État, Hillary Clinton, vantant l’ingénierie identitaire de la Constitution marocaine au lendemain de la proposition de réformes constitutionnelles faite par le souverain, le 9 mars 2011.
Un cappuccino est certes composé de lait, de café ou de cannelle, mais il n’est plus que lait, café ou cannelle et combien même vous voudrez les dissocier, vous ne pourrez pas. Il devient une entité propre, sui generis. La marocanité est un tout, et devrait l’être. Ce sont ces composantes qui deviennent, chez nous, et depuis la nouvelle Constitution, des sous-identités qui se cramponnent les unes aux autres. Or, les identités sont des constructions qui peuvent reposer sur des données objectives : langue, ethnie, religion… mais demeurent des échafaudages idéologiques. Elles sont, certes, l’expression d’une quête de reconnaissance, un désir de justice, l’aspiration à la dignité, comme l’a bien analysé le grand expert sur le multiculturalisme, le Canadien Charles Taylor. Et souvent, elles ont besoin de diaboliser l’Autre pour exister. On a rarement vu un discours identitaire qui ne s’est pas fait par opposition à une autre « identité », à une autre communauté, qui devient l’exutoire de ses « malheurs ». Les identités sont, ou peuvent être meurtrières, comme l’a bien analysé l’écrivain Amin Maalouf.
Un excès de diversité est dangereux pour une nation, tout comme tout déni de sa diversité. Une nation est un corps, fait d’organes et de membres, qui sont liés les uns aux autres. Amusez-vous à les dépecer et vous condamnerez le corps. Ne reconnaissez qu’un organe et vous frapperez les autres d’atrophie. Mais, au-delà de cette gestion de la diversité qui ne peut se conformer à une recette ou un modèle et qui est appelée à évoluer, le seul rapport à l’État devrait être celui de la citoyenneté. Unis dans notre pluralité, comme il est dit dans la devise américaine. Cette devise qui n’a pas été mise en avant, dans « la croisade » américaine au Moyen-Orient.
Que des groupes mettent en avant leur obsession identitaire, ethnique ou religieuse, cela se conçoit. Que l’État y souscrit, voilà le danger. Apprenons à nous départir de quelque chose dont on connaît les travers et dont on ne saisit pas les bienfaits : l’identité.
Il est tout de même triste de voir des intellectuels et des politiques se mettre à l’unisson, à l’heure des communautarismes. On est vite passé de la conception jacobine à celle communautarise, comme on passe d’un fuseau horaire, ou de mode. « Oui, on a commis des erreurs », me dit à Bagdad en mars dernier, celui qui était le porte-parole de la coalition américaine, le général Kinnit. Il faisait allusion à la coupe ethnique et confessionnelle, adoptée par les stratèges américains. Aurons-nous le courage de dire la même chose ? Aurons-nous le courage d’être fidèles à ce que nous devrons être ? Une certaine idée de la marocanité.
Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane