Avant que le Maroc ne tombât sous l’escarcelle du Protectorat français, des visionnaires avaient compris qu’il n’y avait de manières à entretenir des relations pérennes avec le Maroc que de l’aimer. Christian Houel, qui avait fait ses premiers pas dans le journalisme et les renseignements, en a fait son leitmotiv. Il était tenu en suspicion par les siens. Mais, contre vents et marées, il a su distiller cette trouvaille qui nous parle encore outre-tombe.
Hubert Lyautey, le premier résident général du Maroc, qui n’était pas destiné à l’être, est certainement celui qui incarne le mieux ce sentiment. Personnage complexe, qui se gaussait du Makhzen et de l’Islam dans une première vie, quand il lorgnait de l’Oranais où il officiait sur le Maroc. Il en a donné un avant-goût dans ses correspondances, après l’entrevue avec le Sultan Moulay Abdelaziz, en 1907, à Qsar Lbhar, l’ancien hôpital Marie Feuillet. Mais l’expérience marocaine l’avait transformé pour qu’il émît ce jugement, qui nous tient, nous Marocains, jusqu’à l’heure : « Plus je vis au Maroc, plus je suis persuadé de la grandeur de ce pays ». Il devait dire aussi qu’on ne peut rien réussir sans « cette parcelle de l’amour sans laquelle rien ne peut se faire ».
Et les Marocains étaient sensibles à cette marque d’affection. Leurs oulémas, leurs dignitaires et petites gens, avaient prié le « latif », quand Lyautey, de retour d’Alger par route vers Fès, fut terrassé à Taza par une crise d’hépatite dont il pensait ne pas se relever. Le grand alem et réformateur religieux, Mohammed Belarbi Alaoui, avait bravé la doxa pour dire, dans un discours en 1924, que le Maroc et la France étaient deux sœurs utérines, citant un célèbre vers arabe, d’Abou Al Aswad Dou’ali.
Mais, le Protectorat n’était pas que Lyautey. Il était, pour reprendre l’expression de Jean Lacouture, Lyautey plus Paribas. C’était l’humanisme français qui puisait à la fois de la charité chrétienne et de la philosophie des Lumières, mais doublé, aussi, de la rapacité des colons et de la rugosité de quelques officiers et administrateurs.
Aucune preuve d’amour pour notre pays ne vaut celle contenue dans le testament de Lyautey de reposer pour l’éternité dans notre terre. Et longtemps, les Marocains le lui ont bien rendu. Sa tombe était un sanctuaire, et je tiens du témoignage de vivants, qui, enfants, se recueillaient sur sa tombe, avec des bougies, comme on se recueille dans l’enceinte d’un saint. Le grand historien Brahim Boutaleb devait dire à juste titre : « Lyautey appartient au Maroc plus qu’à la France ». On ne peut que mesurer la gêne du Fqih Mammeri, ce Kabyle hors pair, précepteur du Sultan Sidi Mohammed ben Youssef, et le premier ministre de la maison royale, quand il devait transmettre aux responsables français la volonté du gouvernement marocain de transférer les restes de Lyautey : « Dans cette affaire, nous ne sommes très beaux, ni les uns, ni les autres. Que le dénouement au moins soit digne du personnage ».
Hélas, on n’a gardé de Lyautey qu’un garage à Rabat, qui porte son nom, et un autre à Meknès. Au même titre qu’un autre garage à Casablanca, place d’Agadir, porte le nom de De Lamoricière, qui avait bel et bien dépecé le territoire marocain en 1844. Quel triste sort que de voir Lyautey assimilé à Lamoricière !
Peut-être que les Marocains, au lendemain de l’Indépendance, ne pouvaient-ils pas faire la distinction entre Lyautey et Paribas ? Une des mes étudiantes a écrit, dans sa dissertation, que le Maroc devrait réclamer le rapatriement de la dépouille de Lyautey. Quel bel hommage et quelle prise de conscience, venant un demi-siècle après le transfert des restes de Lyautey aux Invalides, par une jeune marocaine de vingt ans. D’autres étudiants, se sont insurgés contre la décision d’expatrier du Maroc les restes de Lyautey. Comment pouvait-on faire fi du testament d’un mort ? On a bien vu des pays qui ont donné des noms à des administrateurs européens qui les ont aimés. Il y bien une ville qui immortalise Brazza, gouverneur colonial qui a aimé ses administrés et qui le lui ont bien rendu. Demandez à des Marocains sensés, qui serait le plus proche d’eux, Moussa Ibn Noussair, qui a humilié le chef légendaire Tarik Ibn Ziad, et qui s’est fait une raison d’asservir « al maouali » (les clients) en envoyant leurs belles filles à la cour omeyyade, ou Lyautey respectueux du génie de notre nation ? L’un et l’autre font partie de l’histoire. Le premier était arrogant et méprisant, le deuxième humaniste. Le nom du premier est immortalisé, le second ignoré.
Qu’est-ce une conscience historique, si ce n’est l’appropriation de toutes les séquences de l’histoire de son pays pour pouvoir appréhender sereinement l’avenir. Il est compréhensible que de vulgaires chauvins outre-mer nous tiennent pour ce que nous ne sommes pas, quand ils voient la vision étriquée avec laquelle on traite notre histoire.
Lyautey n’est pas une honte. Et comme Tarik Ibn Ziad, qui a jeté les ponts entre les deux rives, Lyautey, à sa manière, l’a fait par ce lien fort qu’il voulait entre son pays d’origine et celui d’adoption : l’association. Cinquante ans après la disparition de Belarbi Alaoui en juin 1964, je redis ce qu’il avait dit en 1924 : le Maroc et la France sont des frères utérins. Cinquante après le rapatriement des restes de Lyautey aux Invalides, je cite Maameri : «Que le dénouement soit digne du personnage».
Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane