2011, année électorale par excellence, est aussi celle d’une seconde alternance. Une nouvelle page du bicéphalisme marocain est en train de s’écrire. Comment le roi et le nouveau gouvernement se partageront-ils le pouvoir ?
Comment les cartes de la souveraineté seront-elles redistribuées après l’avènement du premier gouvernement de la nouvelle ère constitutionnelle ? Les nouvelles prérogatives du chef du gouvernement peuvent-elles faire pencher la balance du côté de la légitimité populaire ? Les réponses à ces questions autour de l’exercice de la souveraineté et de la séparation des pouvoirs sont les indicateurs les plus fiables de l’avancée du Maroc sur le chemin de la démocratie. Le système politique marocain repose sur la cohabitation de deux natures de pouvoirs, a priori opposées.
La légitimité de la monarchie est en partie dynastique, nourrie par le poids de l’Histoire. A ce titre, les Alaouites tiennent au pouvoir qui leur est échu depuis plusieurs générations et qui a survécu aux vicissitudes de notre histoire contemporaine. Le roi jouit également d’une légitimité religieuse en tant que Commandeur des croyants, un titre qui lui assure l’autorité suprême dans un domaine encore très sensible aux yeux des Marocains. L’autre légitimité est de nature populaire, incarnée par la contribution plus ou moins active des citoyens à la vie politique du pays. Par le biais du jeu électoral, le peuple choisit ses représentants qui lui doivent, de fait, une reddition des comptes. Cet aspect, relativement récent dans l’histoire politique du Maroc, est bel et bien l’enjeu des prochaines années. Le rôle des gouvernants issus de la légitimité populaire ne peut croître qu’aux dépens de la souveraineté royale. Et ce processus pourrait bien être la clé de la fameuse transition démocratique tant attendue.
Le PJD doit en partie son succès électoral à la proximité qu’il a su cultiver avec le peuple. Celui-ci, lassé de la distance prise par d’autres élites politiques, qui ont souvent semblé oublier l’intérêt des citoyens, a décidé d’accorder sa confiance aux islamistes. Abdelilah Benkirane a d’ailleurs adopté une stratégie de communication peu habituelle, utilisant un langage que tous les Marocains peuvent comprendre. Est-ce le premier signe d’une bataille institutionnelle qui a pour enjeu la maîtrise de la souveraineté ? En tout cas, les deux visages de l’Exécutif au Maroc s’accordent pour le moment un temps de répit. Cependant, en coulisses, le rapport de force est peut-être déjà engagé. Le Palais rechigne encore à concéder certains éléments clés de la souveraineté tels que les grands chantiers, la Caisse de dépôt et de gestion, le Fonds Hassan II pour le développement ou les ministères de souveraineté. D’autres signes précurseurs semblent également annoncer une éventuelle bataille rangée. Les nominations de six conseillers royaux en cinq mois vont-elles dans le même sens ? Le bicéphalisme marocain se dirige vers une étape décisive, qui pourrait déboucher sur une homogénéisation de la structure politique du pays. La question reste de savoir vers qui penchera la balance…
« Nous sommes dans une situation de prédominance de la légitimité royale »
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« Le Maroc a ajouté une souveraineté populaire à celle de la dynastie »
Comment évaluez-vous la victoire du PJD aux dernières élections législatives ?
Omar Balafrej : Le PJD est arrivé au pouvoir dans une configuration assez particulière. Seuls 6 millions de Marocains sont allés voter, alors que 20 millions d’entre eux sont en âge de le faire. Dans les faits, cela représente une légitimité assez faible. Dans ces conditions de faible taux de participation, la crise de légitimité des institutions démocratiques au Maroc n’est pas encore résorbée. Néanmoins, le PJD est arrivé en tête des élections avec un score historique de 107 sièges au parlement. Les raisons de ce succès sont, pour moi, objectives. Il est le seul parti marocain qui ne soit pas vraiment de l’administration. Il est également le seul à avoir une idéologie claire et une méthode de travail exemplaire. Le dernier facteur réside dans la virginité politique du PJD, qui n’a jamais participé à l’exercice du pouvoir. Pour revenir à la légitimité du politique en général, nous sommes toujours dans une situation de prédominance de la légitimité royale et historique. Je considère que, dans notre pays, la légitimité démocratique n’existe pas encore.
La légitimité démocratique du PJD n’aurait-elle qu’un poids infime ?
Omar Saghi : La crise de participation électorale ne concerne pas que le Maroc. Il est relativement facile de délégitimer l’accession d’un parti au pouvoir par un fort taux d’abstention. Dans ce cas, même les élections de 1997, 2002 et 2007 manquent de légitimité par le faible taux de participation. Le problème ne concerne pas le PJD en particulier. Les élections de 2011 ont été anticipées en réaction aux révolutions arabes, en raison donc d’une autre temporalité, celle d’une conjoncture régionale. Dans ce contexte, le PJD a puisé dans deux sources de légitimité. D’une part, un travail de terrain qui remonte à plusieurs années et une virginité politique. Et de l’autre, une conjoncture liée au Printemps arabe qui fait accéder au pouvoir les mouvances islamiques dans les pays concernés. Quant à l’idéologie, elle ne me semble pas plus forte que celle de la gauche, par exemple. Pour l’instant, le parti n’est pas encore confronté aux règles de la cohabitation avec le Palais ou avec d’autres formations politiques, il n’a donc pas encore eu à faire des concessions sur le plan de la cohérence idéologique.
O.B. : Pour ma part, je pense que la cohérence idéologique de la gauche n’est pas comparable à celle des partis islamistes. Tant sur le plan économique que social, les mouvances islamiques exposent une clarté. La gauche, au contraire, a prouvé durant ses années au pouvoir qu’elle est prête à sacrifier son idéologie, notamment dans le domaine économique, où elle s’est pliée aux lois de l’ultralibéralisme. Avec le Makhzen, le PJD est la seule vraie force politique du moment dotée d’une cohérence idéologique. Je tiens également à préciser que la victoire du PJD est aussi le révélateur de la défaite du PAM. Ce vote sanction est pour moi un bon signe, puisque les électeurs ont clairement exprimé leur rejet de ce parti d’administration. La nomination de Abdelilah Benkirane par le chef de l’Etat est également positive. Malgré les rumeurs qui circulaient sur d’autres noms, le roi a confirmé la légitimité populaire du PJD en nommant son leader naturel. Une action confortée par le chef du gouvernement, qui s’est tout de suite adressé au peuple par l’intermédiaire d’un média national.
La communication innovante de Abdelilah Benkirane, qui consiste à être présent sur tous les fronts, ne traduit-elle pas le désir du PJD de conforter sa légitimité populaire face au Palais ?
O.S. : Je pense qu’il ne s’agit pas seulement d’un style. L’alternance n’est pas seulement politique, mais surtout sociologique. Les nouvelles élites sont plus jeunes et ont l’expérience du militantisme d’opposition des années 1980 et 1990. De nouveaux critères sociologiques ont fait leur apparition, par exemple l’abandon de l’arabe classique et du français, pour un langage nouveau qui s’adresse plus au peuple. Lorsque Benkirane évoque un futur déplacement à Taza (ville qui a connu de fortes contestations sociales et politiques, ndlr), il me semble que le but n’est pas d’asseoir sa légitimité populaire, puisqu’elle lui est déjà acquise, mais de rappeler que sa souveraineté est populaire. Il a émergé des réalités sociales marocaines des années 1980 à 2000, c’est-à-dire de concert avec l’émergence d’une classe moyenne consumériste à laquelle il s’adresse. D’une classe qui se détache de plus en plus l’Etat en l’assimilant plus facilement au Makhzen.
Ce message n’est donc pas adressé aux autres forces politiques, Palais inclus, pour marquer un territoire bien défini ?
O.B. : La première semaine après les élections, le PJD a vu juste. D’innombrables meetings ont été tenus pour en partie fêter la victoire, mais également pour adresser un message aux autres forces politiques, y compris le Makhzen, en rappelant qu’il tire sa légitimité d’en bas et qu’il compte bien tenir sa place.
O.S. : Pour revenir sur l’échec du PAM, je tiens à rappeler qu’avant les révolutions arabes, le PAM était le visage du parti d’administration qui revient en général tous les dix ans sur la scène politique marocaine. Sauf que le PAM a adopté une idéologie proche de celles existantes en Tunisie et en Egypte. C’est-à-dire que les piliers reposaient d’abord sur des promesses de croissance économique, sans invoquer la légitimité populaire, d’où la présence de nombreux technocrates et le logo du tracteur. L’autre pilier essentiel était l’anti-islamisme, adopté dans d’autres régimes arabes, qui servait de police intérieure et d’une justification à l’extérieur. L’échec du PAM est le vrai visage de la révolution marocaine de 2011. Le peuple marocain, qui a voté PJD, a également choisi la démocratie plutôt qu’un jeu politique mené par les partis d’administration. Ce système devenait d’ailleurs de plus en plus inquiétant lorsque l’on sait ce que sont devenus les régimes des pays avant la révolution.
La désillusion du PAM ne symbolise-t-elle pas la faillite politique du Makhzen ?
O.B. : Le Makhzen a maintes fois démontré sa capacité à s’adapter aux situations, preuve en sont les événements qui ont suivi les manifestations massives du Mouvement du 20 février, notamment le discours historique du 9 mars. Mais on peut dire que la victoire aussi marquée du PJD est un échec de la stratégie revue et corrigée du PAM, qui a souhaité mettre en avant le RNI de Salaheddine Mezouar. Pendant la campagne électorale, seuls deux hommes étaient vraiment candidats au poste de chef du gouvernement : Mezouar et Benkirane. Ce choix limité n’est, pour moi, pas représentatif des événements survenus en 2011. Le vrai changement est dû au Mouvement du 20 février, qui est majoritairement composé de jeunes de gauche. Cette nouvelle gauche, avec ses jeunes militants, s’est mise en dehors du jeu politique, pourtant c’est la seule force qui a vraiment enclenché, je l’espère, une vraie transition démocratique. Le PJD, qui n’a pas soutenu le mouvement de la rue, profite finalement de la situation.
Les nominations successives de conseillers au cabinet royal, pendant la formation du gouvernement PJD, n’inaugure-t-elle pas une ère d’affrontement entre deux sphères à la tête de l’Etat ?
O.S. : Dans le cas de la nomination de Fouad Ali El Himma, le signal donné me semble négatif parce qu’il soustrait le nouveau conseiller de la légitimité populaire qui s’était retournée contre lui. Le message indique que les perdants du processus électoral peuvent trouver refuge au sein du Palais. L’histoire du PAM tend à faire croire que la souveraineté royale se joue au même niveau que celle du peuple. Le PAM est un parti comme un autre à la différence qu’il pratique le délit d’initié. C’est-à-dire que ce parti profite de ressources supplémentaires en termes financiers, administratifs et juridiques. La légitimité politique au Maroc est en ce sens très paradoxale. Depuis Hassan II, la légitimité traditionnelle tente de trouver une caution auprès de la légitimité populaire. Les élections de 2011 l’ont éloignée de cette sphère populaire et elle se retranche donc derrière la légitimité historique, traditionnelle. Le message n’est pas bon, puisque les deux natures de souveraineté se mélangent, et l’Histoire nous prouve que celle qui l’emportera à la fin est la légitimité populaire.
O.B. : Je n’ai pas réellement d’avis tranché sur la question, mais je retiens le câble diplomatique révélé par Wikileaks en 2010, qui confirme que les trois personnes sans qui les décisions au Maroc ne se font pas sont le roi, Fouad Ali El Himma et Mohammed Mounir Majidi. Le Mouvement du 20 février s’est d’ailleurs attaqué aux deux derniers symboles en scandant des « Himma et Majidi dégage », sans pour autant remettre en cause la monarchie parlementaire. Quelques mois après, le roi semble vouloir dire à El Himma, si le peuple ne te veut pas, je te garde auprès de moi. Cette position fait que le roi se place face à la rue et c’est pour moi un mauvais signal.
Ces nominations sont-elles simplement une mesure de protection en faveur des personnes concernées, où est-ce une volonté délibérée de former une force politique ?
O.B. : Je pense que ces nominations ont le mérite de la transparence et de la clarté. Le roi est le chef de l’Etat et, à ce titre, il a le droit de s’entourer des personnes qu’il juge de confiance. Messieurs El Himma et Fassi Fihri ont donc un statut clair de conseiller. Ils sont maintenant habilités à porter les messages du roi. Pour remplir ce nouveau rôle, El Himma doit se désengager de celui qui était le sien par le passé, c’est-à-dire un homme politique ayant des réseaux d’influence dans de nombreuses institutions. Le gouvernement qui tient sa légitimité du peuple doit travailler désormais avec l’équipe qui entoure le roi. Si l’on entre dans une transition démocratique, il est normal que naissent des conflits entre les deux, sous la forme d’une cohabitation. Non pas sur le plan de l’idéologie, mais plus sur les questions de prérogatives. Il est évident que le Makhzen – je ne parle pas de la personne du roi – ne souhaite pas la démocratie. Il y a donc forcément un bras de fer, et c’est tant mieux.
Quel est le rôle exact de ces conseillers ?
O.S. : Hassan II confiait déjà à ses conseillers le rôle de relais de la souveraineté royale, pas exactement comme un gouvernement de l’ombre, mais avec de vrais pouvoirs décisionnels. Avant des échéances mettant en jeu la souveraineté populaire, par exemples des élections, le Makhzen crée des partis d’administration, c’est-à-dire qu’il enclenche un processus de rationalisation afin de donner un cadre juridique acceptable pour le Palais. Les conseillers ont perpétué la tradition du pouvoir régalien en se passant de la légitimité populaire avec, de temps en temps, une infiltration dans le jeu limité des élections comme le FDIC de Ahmed Réda Guédira ou le RNI, qui a plutôt bien réussi au contraire du PAM. Pour anticiper sur l’avenir, je ne pense pas que la porosité entre le parlement, le gouvernement et le Palais va disparaître. Il ne faut plus que le système politique soit régi par deux règles du jeu. Il faut atteindre une certaine étanchéité entre ces deux domaines et donc entrer dans un bras de fer progressif. La lutte qui va s’engager servira d’une façon positive au Maroc, pour apprendre la démocratie au fur et à mesure que Benkirane et ses successeurs feront face aux conseillers du roi. On va voir naître une certaine application de la Constitution, même si cette dernière est assez imprécise quant aux rôles des conseillers.
O.B. : Depuis le règne de Mohammed VI, le véritable pouvoir des conseillers réside dans les nominations. C’est un secret de polichinelle de dire que les walis, gouverneurs, ambassadeurs et autres directeurs d’offices sont nommés par un autre biais que celui de la légitimité populaire. Aujourd’hui, la Constitution permet des nominations par le gouvernement légitimement en place. Mais tout reste une question d’hommes et de rapport de force. Le gouvernement a déjà avalé une première couleuvre lors de la nomination des ambassadeurs, mais c’est encore tolérable dans un domaine sensible comme la diplomatie qui est l’apanage du chef de l’Etat.
La nomination des ambassadeurs n’est-elle pas une entorse à l’esprit de la Constitution ?
O.B. : Le fait de nommer autant d’ambassadeurs est effectivement un signal négatif. De mémoire, jamais je n’ai assisté à autant de nominations d’ambassadeurs d’un coup. Mais d’autres échéances importantes restent à venir. Pour revenir à la communication de Benkirane, sa frileuse réaction par rapport aux grands chantiers n’est pas encourageante. Des dizaines de milliards de dirhams ont été engagés ces dix dernières années et le chef du gouvernement affirme qu’il souhaite maintenir cette politique hors contrôle. En tant que démocrate et patriote, ma seule revendication à ce sujet est une évaluation de l’état d’avancement de ces projets et, par la suite, une soumission au vote du parlement. Je me souviens que Lahcen Daoudi (membre du PJD et actuel ministre de l’Enseignement supérieur, ndlr) nous avait rejoint dans notre mouvement pour un suivi et une évaluation des grands chantiers, et qu’il était opposé au projet de TGV. Il s’est retrouvé piégé et a dû sortir un communiqué en démenti de sa position hostile au TGV. Sur 80% des stratégies globales entreprises par le pays, le gouvernement ne semble pas vouloir modifier grand chose.
Le gouvernement peut-il élaborer des politiques publiques sans pouvoir dicter les options stratégiques ?
O.S. : Au-delà du cas marocain, il existe une politique d’Etat sur la longue durée qui s’applique, entre autres, aux grands chantiers structurants. Ce cas de figure existe aussi dans les démocraties historiques. Ce n’est pas parce qu’il y a changement de majorité qu’il faut remettre en cause des projets qui s’effectuent sur une décennie. Je ne trouve pas que cet aspect soit inquiétant. Par contre, dans des domaines comme l’éducation, les transports et la santé, qui concernent directement la souveraineté populaire, la présence royale est encore moins justifiée. L’économie et la fiscalité sont également des sphères sensibles, d’autant plus que l’économie royale se nourrit d’un rapport incestueux avec celle de l’Etat.
O.B. : Je ne suis pas d’accord avec Omar Saghi sur la politique des grands chantiers. La façon dont ils ont été conçus ne respecte pas les règles élémentaires, non seulement de la démocratie, mais surtout du bon sens et de la logique économique. On ne demande pas l’arrêt de ces chantiers, mais simplement un plan d’évaluation. Un moratoire sur les dépenses non engagées des grands chantiers serait par exemple une bonne initiative, qui pourrait être de la responsabilité du tout nouveau Conseil économique et social. Les priorités devront de toute façon être revues lorsque le Maroc sera touché par la crise économique occidentale au cours de l’année 2012. Le but n’est pas d’aller au clash avec le roi, mais simplement de pouvoir évaluer notre politique économique à la lumière des conjonctures. Si les dépenses publiques sont sacrées, on ne peut pas les corriger en cas d’erreur et nous risquons d’aller droit dans le mur. Nous devons être capables d’interpeller le roi en lui disant que ce n’est pas un drame d’arrêter le TGV et de se donner quelques mois pour réfléchir. Il faut des hommes courageux pour le faire.
Comment alors rendre des comptes sur les chantiers et les politiques de dépenses publiques ?
O.S. : Ces grands chantiers ont été lancés sous des gouvernements d’alternance, avec dans leurs rangs des partis de gauche comme l’USFP, qui ont au moins laissé faire. Maintenant, nous ne pouvons pas demander à Monsieur Benkirane de revenir sur des erreurs qu’il n’a pas commises. Par contre, il dispose d’instruments capables de faire une évaluation. Je pense que la crise qui se profile au Maroc sera l’occasion de débattre du problème de l’arbitrage budgétaire d’une façon concrète et non plus sur le plan idéologique et institutionnel, comme c’est le cas aujourd’hui. Le bras de fer devra être réellement engagé dans quelques mois.
Le bicéphalisme marocain (roi et chef du gouvernement) peut-il être équitable?
O.S. : Depuis les années 1920, pendant le Protectorat, le Maroc a toujours reporté la question essentielle de la souveraineté. Ce rapport particulier au bicéphalisme ne s’est pas posé pour les autres pays arabes, par exemple. Ils se fondent presque tous sur le principe de la souveraineté populaire donnée à un homme fort, qu’il soit civil ou militaire. L’usage marocain voudrait juxtaposer deux natures de pouvoir au lieu de remplacer l’une par l’autre. En clair, cela voudrait dire que nous avons ajouté une souveraineté populaire à celle dynastique. Nous n’avons pas fait le choix de la Turquie, par exemple, qui a remplacé l’empire ottoman par la république. Chez nous, la notion d’Etat-nation a été ajoutée à la structure de l’empire chérifien. A l’inverse, l’autre exemple est celui des Etats du Golfe, qui ont choisi de maintenir seulement la souveraineté dynastique. Aujourd’hui, le pilier de la souveraineté populaire au Maroc est en train de se renforcer.
O.B. : C’est pour moi une conviction profonde, le Maroc sera tôt ou tard une démocratie. La question est de savoir s’il le sera dans un cadre de continuité, c’est-à-dire avec la présence de la monarchie, ou sans. Pour ma part, afin d’éviter un éventuel bain de sang, je pense que nous devons suivre le modèle de monarchie parlementaire, à l’image des régimes monarchiques occidentaux. Nous n’y sommes pas encore, malgré un formidable accélérateur marqué par le discours du 9 mars.
Dans une interview accordée à Al Jazeera, Mustapha El Khalfi (porte-parole du gouvernement) affirme que le pouvoir exécutif doit désormais rendre des comptes. Sur insistance du journaliste, il concède néanmoins que le roi en est exempt. Comment interpréter cette réponse ?
O.S. : Ce n’est pas surprenant puisque cela été prévu. La reddition des comptes s’applique aux élus qui profitent de la légitimité populaire et la Constitution est précise sur ce point. Pour l’autre forme de légitimité, la Constitution est tout aussi claire. Le roi est au-dessus des instances qui, elles, doivent rendre des comptes. C’est une question de souveraineté qui est essentielle dans l’optique du partage des pouvoirs. Le seul problème que cela pose est celui de la mainmise royale sur des domaines qui touchent directement le quotidien des citoyens.
O.B. : Il faut enclencher un processus de désengagement du roi de certains secteurs. Cela commence d’ailleurs à être le cas avec la holding ONA ou la SNI, qui se désagrègent petit à petit. Il faut aller beaucoup plus loin. Le roi devrait être comme la reine d’Angleterre. Vous savez, elle est très riche !
Par Sami Lakmahri